CHEVALIER Tom - Science politique, Université de Rennes, ARENES (UMR CNRS 6051)
La littérature sur la jeunesse souligne souvent l'importance des représentations qui lui sont attachées, et notamment l'importance des contours de la catégorie « jeunesse ». Il a ainsi été montré dans quelle mesure les politiques de jeunesse traduisait des images variées de la jeunesse. Wallace et Bendit (2009) distingue les pays où l'on considère la jeunesse comme une « ressource » ou comme un « problème ». Loncle et Muniglia (2010), reprenant les travaux de Walther (2006), ont identifié les concepts de la jeunesse attachés à quatre régimes de transition de la jeunesse : « développement personnel » et « citoyenneté » pour le régime « universel », « adaptation aux positions sociales » pour le régime « centré sur l'emploi », « indépendance économique précoce » pour le régime « libéral », et « pas de statut distinct » pour le régime « sous-protecteur ». En termes d'analyse de l'action publique, ces travaux s'inscrivent donc implicitement dans l'approche « cognitive » des politiques publiques (Muller, 2000), selon laquelle les représentations de monde structurent les problèmes publics et partant les politiques publiques mises en place.
Mais d'où viennent ces représentations et comment peuvent-ils rendre compte de la diversité des politiques publiques de jeunesse ? Muller considère que « référentiels » sont globaux – c'est-à-dire qu'ils concernent tous les pays. On ne peut donc pas y voir l'origine de la diversité des représentations de la jeunesse inscrites dans les politiques de jeunesse de différents pays. Pour analyser la diversité des politiques publiques, les chercheur.es insistent le plus souvent sur les partis politiques (par exemple Huber et Stephens, 2001) ou les institutions (Iversen et Soskice, 2006 ; Pierson, 2000). Mobilisant notamment la sociologie culturelle comparée sur les « répertoires culturels » nationaux, Martin (2018) a récemment montré dans quelle mesure les représentations de la jeunesse présentes dans les romans du 18e et 19e siècles, illustrant les représentations culturelles nationales, débouchaient sur des réformes du système éducatif distinctes. Nos propres travaux ont également souligné que l'héritage culturel religieux pouvait avoir un effet sur les régimes de citoyenneté sociale des jeunes en particulier (Chevalier, 2018).
Je fais ainsi l'hypothèse que la diversité des politiques de jeunesse, et des représentations que leur sont attachées, provient notamment des héritages culturels présents dans différents pays. La difficulté de ce type d'hypothèse réside dans son test : il est difficile d'opérationnaliser la notion de « culture ». La littérature a pu mobiliser les données d'enquêtes sur les valeurs et les attitudes (Almond et Verba, 1963 ; Inglehart, 1977). Le problème consiste dans le fait qu'il n'y a pas souvent de questions sur les représentations de la jeunesse, notamment dans les enquêtes comparatives. Une autre façon de procéder est de procéder à des analyses textuelles sur un corpus donné sur le modèle de Martin (2018).
C'est la démarche que nous adoptons ici, dans un premier temps, en composant (grâce à Factivia et Europress) un corpus d'articles provenant des principaux journaux de trois pays aux politiques de jeunesse opposées : la France, le Royaume-Uni et la Suède. Nous procéderons à une analyse des récurrences des termes renvoyant à la « jeunesse » afin de voir d'abord la différence éventuelle de saillance de cette thématique dans les deux pays. Ensuite, nous isolerons des extraits de texte autour des termes renvoyant à la jeunesse afin d'identifier les thématiques et qualificatifs qui lui sont attachés. Nous nous attendons ainsi à voir davantage de mots liés à la citoyenneté, à l'Etat, la société, et aux droits en Suède ; davantage de mots renvoyant à la famille, au chômage, et à l'assistanat en France ; et davantage de mots renvoyant à l'assistanat, la pauvreté, l'individu, et l'emploi au Royaume-Uni. Enfin, nous procéderons à des analyses factorielles des correspondances sur la totalité du corpus afin de voir si la façon dont sont traités les jeunes correspond à nos hypothèses et reflète les différences entre pays.
Dans un deuxième temps, afin d'enrichir l'analyse quantitative en gagnant en complexité, en vérifiant ses résultats, et en identifiant les mécanismes précis à l'œuvre, nous procéderons à un process tracing (Trampusch et Palier, 2016) comparatif des réformes de l'assistance sociale dans les trois pays (voir Chevalier, 2018). En effet, du fait de la montée du chômage des jeunes dans ces pays dans les années 1970 et 1980, l'accès des jeunes aux dispositifs de revenu minimum est devenu central, débouchant dans les trois pays sur des réformes. En France, le RMI est mis en place en 1988, devenant le premier dispositif national de revenu minimum tout en consacrant une limite d'âge à 25 ans empêchant l'accès des jeunes au dispositif. Au Royaume-Uni, l'assistance social a une longue histoire comparée à la France en raison de la présence des Poor Laws du 17e siècle. Ainsi, que ce soit le dispositif d'assurance chômage introduit dès 1911 ou du nouveau dispositif d'assistance sociale suivant le rapport Beveridge d'après-guerre, la limite d'âge est fixée à 16 ans. Le chômage explosant dans les années 1980, les jeunes reçoivent de plus en plus ce dispositif d'assistance sociale : le gouvernement Conservateur décide alors de réformer l'accès à cette prestation pour les jeunes en 1986, de deux façons. D'un côté, il élève la limite d'âge pour y prétendre de 16 à 18 ans. De l'autre, il remplace la distinction householder / non-householder (distinguant le fait de vivre chez ses parents ou non) par une nouvelle (deuxième) limite d'âge : les jeunes en-dessous de 25 ans peuvent prétendre à la prestation mais reçoivent un montant inférieur aux plus de 25 ans.
On retrouve enfin en Suède une ancienne tradition d'assistance sociale, à laquelle peuvent prétendre les jeunes, y compris en-dessous de 25 ans. Pour les mêmes raisons structurelles que dans les autres pays, une réforme introduit en 1998 une limite d'âge à 25 ans. Toutefois, il ne s'agit ni d'une limite d'âge familialiste (France), ni d'une limite d'âge de type workfare visant à inciter au retour à l'emploi (Royaume-Uni), mais d'une limite d'âge learnfare : elle oriente les jeunes de moins de 25 ans vers les dispositifs de la politique de l'emploi, et notamment vers les dispositifs de Garantie jeunesse. Nous montrerons, en nous appuyant sur de la littérature secondaire, les débats parlementaires et des articles de presse, dans quelle mesure les représentations identifiées dans la première partie se retrouvent dans la diversité des formes prises par les réformes de l'accès des jeunes à l'assistance sociale.
Bibliographie :
ALMOND G.A., VERBA S., 1963, The Civic Culture: Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Newbury Park, Calif, SAGE Publications Inc. CHEVALIER T., 2018, La jeunesse dans tous ses Etats, Paris, PUF. HUBER E., STEPHENS J.D., 2001, Development and Crisis of the Welfare State: Parties and Policies in Global Markets, Chicago, University of Chicago Press. INGLEHART R., 1977, The Silent Revolution: Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton, N.J., Princeton University Press. IVERSEN T., SOSKICE D., 2006, « Electoral institutions and the politics of coalitions: Why some democracies redistribute more than others », American Political Science Review, 100, 2, p. 165‑181. LONCLE P., MUNIGLIA V., 2010, « Les catégorisations de la jeunesse en Europe au regard de l'action publique », Politiques sociales et familiales, 102, p. 9‑19. MARTIN C.J., 2018, « Imagine All the People: Literature, Society, and Cross-National Variation in Education Systems », World Politics, 70, 3, p. 398‑442. MULLER P., 2000, « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique, 50, 2, p. 189‑208. PIERSON P., 2000, « Increasing returns, path dependence, and the study of politics », American political science review, 94, 2, p. 251–267. TRAMPUSCH C., PALIER B., 2016, « Between X and Y: how process tracing contributes to opening the black box of causality », New Political Economy, 21, 5, p. 437‑454. WALLACE C., BENDIT R., 2009, « Youth Policies in Europe: Towards a Classification of Different Tendencies in Youth Policies in the European Union », Perspectives on European Politics and Society, 10, 3, p. 441‑458. WALTHER A., 2006, « Regimes of youth transitions: Choice, flexibility and security in young people's experiences across different European contexts », Young, 14, 2, p. 119‑139.