Quand l'enfant devient « un jeune » : L'évolution de la prise en charge des mineurs confiés à l'Aide sociale à l'enfance
Aubrie Jouanno  1  
1 : CRESPPA-LabTop (UMR CNRS 7217)
Université Paris 8, Universi PAris 10, CNRS

JOUANNO Aubrie - Sociologie politique, Université Paris 8, CRESPPA-LabTop (UMR CNRS 7217)

En France, les départements ont pour mission de protéger les enfants en danger ou en risque de l'être. Un juge peut ainsi prononcer leur placement et les confier à l'aide sociale à l'enfance qui organise leur prise en charge quotidienne dans un établissement ou une famille d'accueil. Comme son nom l'indique, l'aide sociale à l'enfance (ASE) concerne des enfants, ou plus précisément, des mineurs. Mais dans la pratique, les professionnels de ce secteur parlent plus volontiers de bébés, d'enfants et de jeunes (plus rarement d'adolescents). Il faut dire que s'occuper d'un enfant de 6 mois, de 8 ans ou de 17 ans recouvre des réalités bien différentes. Pour cette communication, je propose d'analyser la catégorie de « jeunes » comme une catégorie indigène utilisée par les professionnels de l'ASE pour désigner les enfants à partir d'un certain âge (environ 13-14 ans) et de m'interroger sur son recours : dans quelle mesure cette pratique lexicale témoigne-t-elle d'une évolution de la prise en charge des mineurs?

Dans un premier temps, j'analyserai les étapes dans la prise en charge des enfants placés en fonction de leur âge. Je m'appuierai pour cela sur une analyse de séquences (méthode d'Optimal Matching) des différents lieux d'accueil connus par l'ensemble des enfants nés en l'an 2000 et pris en charge par l'ASE d'un département français durant l'enfance (n=2400). Ce détour par l'analyse quantitatif permettra d'identifier la tendance à l'orientation des enfants vers des structures d'accueil collectif (au détriment des familles d'accueil) à partir de l'âge de 13-14 ans puis vers des structures dites « d'autonomie ou de semi-autonomie » à partir de 16-17 ans.

Dans un second temps, je montrerai en quoi l'évolution des lieux d'accueil est le signe d'une transformation progressive du rapport à l'enfant par les professionnels : pourquoi et comment l'enfant devient-il un « jeune » ? A partir d'un travail ethnographique (observation, entretien, lecture de dossiers) mené auprès des services de l'ASE, j'analyserai la progression des discours tenus par les professionnels sur les mineur.es pris en charge en fonction de leur âge afin de comprendre l'évolution des pratiques de placement mise en lumière par l'analyse quantitative. Ce basculement lexical marque le moment d'une socialisation aux normes de la vie d'adulte, qui comprend de nouvelles attentes, celles d'une autonomisation et d'une responsabilisation du mineur bénéficiaire. Cette socialisation répond d'abord à des attentes institutionnelles qui dépassent largement le seul cadre de la protection de l'enfance et auxquels sont plus généralement confrontés les enfants issus des classes populaires et immigrés auxquels appartiennent très largement les enfants placés. On pense en particulier à l'école où les enfants sont orientés vers des filières professionnelles (Palheta, 2005) ou bien le système judiciaire où les mineur deviennent « responsables» pénalement de leurs actes à partir de 13 ans (Sallée, 2014). Nous verrons néanmoins que, pour les enfants placés, ces phénomènes d'entrée précoce dans la « jeunesse » sont accélérés par la structure même du système de protection. La majorité fait, en effet, office de borne temporelle : au-delà de cette limite d'âge le jeune ne pourra plus être pris en charge par les services sociaux de façon systématique. Le jeune ne peut, en outre, généralement pas compter sur ses parents pour l'aider à apprendre à répondre progressivement aux normes du statut social de l'« adulte ». Le « couperet des 18 ans » est alors anticipé par les professionnels plusieurs années auparavant : il s'agit de préparer le jeune à la sortie du dispositif en le plaçant dans des lieux d'accueil qui le préparent à une autonomie quasi-complète (Fréchon et Lacroix, 2020), et plus généralement en adaptant la prise en charge à l'ensemble de ces nouveaux impératifs.

A travers cette analyse de l'usage de la catégorie de « jeune » en protection de l'enfance, nous pouvons donc montrer en quoi le système de protection s'articulent avec d'autres logiques et normes institutionnelles qui enjoignent certains individus plus précocement que d'autres aux normes de la vie d'adulte mais aussi comment celui-ci les exacerbe en exigeant plus particulièrement de ces jeunes qu'ils soient prêts à répondre à toutes ces exigences à l'aune de leur 18 ans. Dans notre société, tout le monde ne devient donc pas « jeune » au même moment, ni de la même façon.

Bibliographie : 

Frechon Isabelle, Lacroix Isabelle, « L'entrée dans la vie adulte des jeunes pris en charge par le système de protection de l'enfance. Les apports de la recherche sur la sortie de placement et ses conséquences », Agora débats/jeunesses, vol. 86, no. 3, 2020, pp. 111-126.

Palheta Ugo, La domination scolaire. Sociologie de l'enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, 2012

Sallée Nicolas, Éduquer sous contraintes. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris, EHESS, 2016


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