BERTRON Anaïs - Science Politique, Université de Lille, CERAPS (UMR CNRS 8026)
La catégorie des « jeunes invisibles » prend aujourd'hui de l'ampleur dans les politiques publiques en direction de la jeunesse en France ; elle désigne les jeunes confrontés à de fortes difficultés d'insertion professionnelle et non accompagnés par le service public de l'emploi. Dans cette communication, nous analyserons cette nouvelle catégorie d'action publique comme une construction : nous nous intéresserons moins aux problématiques d'accès à l'emploi et aux services publics que peuvent rencontrer les jeunes qu'aux manières dont les décideurs publics pensent et traitent ces enjeux. Notre questionnement s'inscrit ainsi dans le prolongement des travaux portant sur la construction des catégories de politiques publiques. Il s'agira alors de montrer en quoi le déploiement de la catégorie des « jeunes invisibles » correspond à un recadrage et à une redéfinition de l'action menée dans le champ de l'insertion professionnelle des jeunes. La communication se déclinera en trois axes et sur trois échelles de l'action publique : la construction de la catégorie au niveau national qui a découlé sur la constitution du PIC « repérage des invisibles », son appropriation par les associations qui ont répondu à l'appel à projet, et enfin les questionnements et remodelages de la catégorie par les acteurs de terrain, à l'épreuve de la mise en œuvre du projet.
Cette communication est le fruit d'une enquête exploratoire menée auprès des acteurs du projet « Vers un territoire zéro jeune invisible en Sambre-Avesnois », une expérimentation lancée en 2019 par le Mouvement associatif des Hauts-de-France, qui vise à « repérer » et « remobiliser » ces jeunes. Elle s'appuiera sur une étude documentaire et des sources secondaires afin de restituer la genèse de la catégorie « jeunes invisibles », et sur une enquête exploratoire en Sambre-Avesnois pour l'analyse des appropriations et redéfinitions localisées de la catégorie.
La question de la « vulnérabilité » des jeunes constitue un axe récurrent des politiques publiques depuis près de trente ans déjà (Muniglia et al., 2012). Cette problématique est principalement vue par les pouvoirs publics sous l'angle des difficultés que rencontrent certains jeunes à s'insérer professionnellement. Le terme de « NEET » (Not in Education, Employment or Training) s'est peu à peu imposé pour les caractériser (Couronné et Sarfati, 2018). La réflexion a été renouvelée au cours de ces dix dernières années avec la mise à l'agenda de la question du non-recours aux droits sociaux. Les jeunes se retrouvent alors sans soutien institutionnel pour sortir de leur situation de précarité (Baronnet et al., 2015). Ce phénomène est aujourd'hui présent publiquement sous le nom des « jeunes invisibles ». Cette catégorie prend aujourd'hui de l'ampleur et est en cours d'institutionnalisation : elle fait l'objet d'études et de recherches scientifiques, et apparait comme un enjeu central pour l'Etat dans le Plan d'Investissement dans les Compétences (PIC), lancé début 2018, dans lequel s'inscrit l'appel à projet « Repérage des invisibles ». Retracer la construction de cette catégorie d'action publique nous permettra de saisir les enjeux sous-jacents à cette notion d'« invisibles » : quelles personnes et quelles situations sont ciblées par cet appel à projet ; quelles sont les attentes officielles de ces politiques et les représentations qui les sous-tendent ?
Nous nous intéresserons ensuite à la manière dont les différentes parties prenantes du dispositif « Zéro jeune invisible en Sambre-Avesnois » appréhendent cette catégorie, et les usages qu'elles en font. En effet, si les catégorisations réalisées par les décideurs publics ont un pouvoir normatif et performatif (Gourgues et Mazeaud, 2018), elles conservent tout de même une certaine élasticité. Ainsi, nous analyserons les remises en question et réappropriations collectives et individuelles de la catégorie par les acteurs du dispositif. Pour les professionnels de terrain en Sambre-Avesnois, si le flou qui entoure la notion des jeunes invisibles constitue une source d'inquiétude et ressort dans de nombreuses discussions, on observe qu'ils ne s'attellent pas pour autant à en redéfinir formellement les contours. Pour mieux comprendre les ressorts des réactions de ces professionnels, nous partirons de deux hypothèses. La première est que la logique d'efficacité imposée par les financeurs peut les amener à privilégier certains publics par rapport à d'autres. La seconde est que le flou entourant le type de public visé offre une certaine marge de manœuvre à ces acteurs dans leur travail (Frigoli, 2004).
Enfin, nous évoquerons les effets de la catégorisation sur le travail mis en œuvre sur le terrain. En Sambre-Avesnois, deux types de structures mènent un projet de « repérage des invisibles » : un groupement de missions locales et un rassemblement de centres sociaux. Leurs enjeux de légitimité et d'inscription dans le champ des politiques d'insertion des jeunes donnent lieu à des jeux de concurrence entre ces organisations. Alors que ces dernières sont incitées par l'Etat à articuler leur action sur le territoire afin de ne pas « faire doublon », elles ont aussi intérêt à mettre en avant leur travail propre, notamment sous la pression des attentes du financeur en termes de résultats chiffrés. Les professionnels de terrain se retrouvent alors à adapter leur travail, en contournant certains critères des publics « invisibles » donnés par l'Etat, ou en privilégiant un parcours d'accompagnement qui mette le plus en valeur l'organisation à laquelle ils appartiennent. Dans ce contexte, la catégorie des « jeunes invisibles » devient donc un terrain de luttes institutionnelles : les porteurs de projet défendent leur place sur le territoire et dans le champ d'action publique en même temps qu'ils négocient qui va repérer les jeunes, qui va les accompagner et comment. Tout cela a des effets sur les publics visés et effectivement pris en charge dans le dispositif, ainsi que sur le travail d'accompagnement qui leur est proposé.
Cette communication s'inscrit par conséquent à la croisée des axes 1 et 2 de l'appel à communication : elle porte un regard dynamique sur la catégorie des « jeunes invisibles », en s'intéressant à la construction de cette dernière et aux enjeux de gouvernance qu'elle cristallise.
Bibliographie :
Baronnet Juliette, et al., « La pauvreté et l'exclusion sociale de certains publics mal appréhendés par la statistique publique », Recherche sociale, vol. 215, no. 3, 2015, p. 4-92
Couronné Julie, Sarfati François, « Une jeunesse (in)visible : les « Neets vulnérables » de la Garantie jeunes », Travail et emploi, vol. 153, no. 1, 2018, p. 41-66
Frigoli Gilles, « Lorsque gérer l'action sociale devient affaire d'action collective. Une contribution à l'analyse des partenariats dans l'action sociale territorialisée. Le cas de la lutte contre l'exclusion », Revue française des affaires sociales, no. 4, 2004, p. 85-103
Gourgues Guillaume, Mazeaud Alice (dir.), L'action publique saisie par ses « publics » : Gouvernement et (dés)ordre politique, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018, p. 9-32
Muniglia Virginie, et al., « Accompagner les jeunes vulnérables : catégorisation institutionnelle et pratiques de la relation d'aide », Agora débats/jeunesses, vol. 62, no. 3, 2012, p. 97-110
Tissot Sylvie, L'Etat et les quartiers, genèse d'une catégorie de l'action publique, Paris, Seuil, 2007