"La radicalité chez la jeunesse est un état normal !". Représentations et usages de la catégorie jeunesse au sein d'un dispositif local de prévention de la radicalisation.
Lili Soussoko  1  
1 : SAGE (UMR CNRS 7363)
université de Strasbourg

SOUSSOKO Lili, Science Politique, Université de Strasbourg, SAGE (UMR CNRS 7363)

La communication examine la signification et les usages de la catégorie « jeunesse » au sein d'un dispositif local de prévention de la radicalisation à l'échelle d'un département français. Initiée dès le printemps 2014 et renforcée après les attentats de 2015, cette politique publique réunit autour du préfet les différents services de l'Etat (justice, éducation nationale, police, gendarmerie, etc.), les collectivités locales et des associations au sein de cellules départementales qui évaluent et prennent en charge les signalements d'individus suspectés de radicalisation.

Le partenariat ainsi constitué a aussi pour vocation de travailler sur les « facteurs » de radicalisation à travers des actions collectives qui mobilisent une large part des acteurs du territoire. Ces dispositifs ont tendance à cibler prioritairement les individus mineurs ou jeunes majeurs, en tant qu'ils constituent, selon la majorité des travaux experts, une population particulièrement exposée au risque de radicalisation (voir par exemple Bouzar, 2014, Khosrokhavar, 2014 ou encore Marcelli, 2016). Le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), organe chargé de coordonner la politique au niveau national, faisait ainsi état en 2018 de « 2600 jeunes pris en charge et 800 familles accompagnées à travers le réseau des cellules préfectorales » (CIPDR, 2018, p.26).

Cette focalisation est d'autant plus prégnante concernant le dispositif départemental dont il est question ici que la cellule, placée sous la double égide du préfet et du parquet des mineurs, se concentre exclusivement sur le cas des individus mineurs. Le fonctionnement du dispositif se présente dès lors comme une innovation favorisée par l'urgence dans lequel il a été créé et les marges de manoeuvre importantes laissées aux territoires. Dans le discours des initiateurs de cette cellule, l'objectif initial de lutte contre la radicalisation se double d'un impératif de protection de l'enfance et d'accompagnement de jeunes vulnérables. A ce titre, le réseau local de prévention de la radicalisation inclut, à des degrés variables, la majorité des acteurs du territoire investis dans les politiques de jeunesse : services de protection de l'enfance (conseil départemental et communes), protection judiciaire de la jeunesse, Maison des adolescents, centres socio-culturels, associations, etc. Ces derniers sont non seulement encouragés à intégrer la thématique de la radicalisation dans leurs activités quotidiennes, mais aussi à informer le parquet et la préfecture d'éventuels signes de radicalisation de leurs publics.

Se pose dès lors la question de savoir ce que cette implication des acteurs spécialisés dans les politiques de jeunesse « fait » à la définition du problème traité et aux formes de la politique mise en oeuvre. En l'occurrence, il ne s'agit pas tant de se demander si la radicalisation est le fait de la jeunesse (Sommier, 2016) que d'examiner les effets de ce cadrage spécifique. Comment s'articulent concrètement l'objectif sécuritaire de lutte contre le terrorisme et celui d'accompagnement des jeunes « à risque » ? Sur quels types de justification les différents acteurs impliqués dans le dispositif assoient-ils leurs pratiques ? Ces dernières sont-elles susceptibles d'entrer en tension au nom de visions concurrentes du « jeune radicalisé » ?

Nous tentons de répondre à ces questions en adoptant une approche ethnographique de l'action publique (Dubois, 2012) permettant d'analyser au plus près les caractéristiques du système d'action local (Loncle, 2011) en matière de prise en charge de cette thématique. Le dispositif d'enquête repose sur des entretiens semi-directifs (N=54), des observations (N=41) et la consultation de dossiers individuels (N=63) auprès des différentes institutions impliquées dans la mise en oeuvre de la politique sur le département.1 Le caractère multisitué de l'enquête autorise la comparaison des points de vue et des pratiques des différents acteurs engagés dans la construction de la catégorie du « jeune radicalisé ». Les entretiens donnent accès aux grilles de lecture professionnelles et institutionnelles mobilisées par chaque acteur, la consultation des dossiers renseigne sur les pratiques de ces acteurs, quand les observations permettent à la fois d'analyser la production collective de cette catégorie et les tensions auxquelles elle donne lieu.

Deux principaux résultats en la matière se dégagent de cette enquête. D'abord, on observe que le flou entourant la catégorie « jeunesse » admet le développement de visions et de pratiques très hétérogènes au sein même du dispositif. Les professionnels socio-éducatifs et médicaux tendent à reconvertir leurs grilles de lecture issues de leurs expériences d'encadrement des populations jeunes sur d'autres thématiques. Le « jeune radicalisé » est alors majoritairement perçu et décrit comme un individu à protéger, selon des représentations qui mêlent un registre familialiste très prégnant chez ce type de professionnel (Serre, 2009) et une analyse en termes d'emprise mentale qui place l'individu dans une position de victime. En face, les discours et pratiques des professionnels de la justice et de la sécurité se caractérisent par un usage plus stratégiste de la catégorie « jeunesse », dans la mesure où les outils légaux propres à la protection de l'enfance permettent le suivi d'individus inquiétants qui n'auraient pas commis d'infraction (possibilité inexistante en ce qui concerne les individus majeurs). Le fonctionnement du dispositif repose donc, et il s'agit de notre second résultat, sur un paradoxe. L'implication des professionnels de la « jeunesse » dans la lutte contre la radicalisation passe par une requalification du problème traité (Douillet, Lebrou, Santos, 2019) – la lutte contre le terrorisme étant associée à un impératif de protection des jeunes vulnérables – ce qui provoque en retour des tensions entre acteurs contraints par des injonctions institutionnelles et des ethos professionnels distincts.

Ce thème et ce terrain de recherche renseignent donc sur les effets de la labilité de la catégorie « jeunesse » dans des dispositifs locaux fondés sur le partenariat entre institutions. Ils offrent aussi des pistes de réflexion sur les usages de cette catégorie dans le cadre de la création de dispositifs ad hoc (légitimée ici par le contexte de crise) et sur les outils qu'elle permet de développer pour renforcer le contrôle et la surveillance des populations perçues comme « à risque ».

Bibliographie : 

Bouzar, Dounia. 2014. Désamorcer l'islam radical: ces dérives sectaires qui défigurent l'islam. Ivry-sur-Seine : les Éditions de l'Atelier-les Éditions ouvrières.

CIPDR. 2018. « Prévenir pour protéger », Plan national de prévention de la radicalisation.

Douillet, Anne-Cécile, Vincent Lebrou, et Luc Sigalo Santos. 2019. « Transversalité » in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir). Dictionnaire des politiques publiques. Paris : Presses de Sciences Po. Dubois,

Vincent. 2012. « Ethnographier l'action publique ». Gouvernement et action publique VOL. 1 (1): 83-101.

Khosrokhavar, Farhad. 2014. Radicalisation. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme.

Loncle, Patricia. 2011. « La jeunesse au local : sociologie des systèmes locaux d'action publique ». Sociologie Vol. 2 (2): 129-47.

Marcelli, Daniel (dir.). 2016. Adolescents en quête de sens: parents et professionnels face aux engagements radicaux. Toulouse : Erès.

Serre, Delphine. 2009. Les coulisses de l'État social: enquête sur les signalements d'enfant en danger. Paris : Raisons d'agir.

Sommier, Isabelle. 2016. « L'engagement radical a-t-il un âge ? », in Daniel Marcelli (dir.), Adolescents en quête de sens. Parents et professionnels face aux engagements radicaux. Toulouse : Erès. 61-78.


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