BAUVET Sébastien - Sociologie, Frateli Lab
Notion centrale de la sociologie et de son épistémologie, la réflexivité voit son champ s'étendre progressivement à d'autres univers, en particulier dans autour du développement professionnel. De façon générale, elle semble faire partie des compétences qui permettent d'apprendre de ses expériences (Theurelle-Stein, Barth, 2017), de se les réapproprier voire de « capitaliser ». La notion de réflexivité peut ainsi apparaître dans des listes ou des référentiels de compétences transversales ou soft skills – dont la reconnaissance devient un objet central des politiques publiques de jeunesse contemporaine (Bauvet, 2019). Au-delà d'un processus de légitimation dans l'espace public qui traduit certaines reconfigurations sémantiques, catégorielles et institutionnelles (Bauvet, 2021), la centralité des soft skills dans la construction de dispositifs d'insertion socioprofessionnelle des « jeunes », qu'ils soient publics ou associatifs, soulève plusieurs questions, notamment autour du fait que la forte concurrence et la précarité sur le marché de l'emploi conduit à la construction de nouveaux outils de sélection, pour ne pas dire de distinction qui, paradoxalement, reconnaissent des caractéristiques – dénommées soft skills – aux personnes concernées. S'ensuit un investissement différencié entre certaines structures ayant un intérêt à la « détection » de ces soft skills à des fins d'efficacité accrue de recrutement, et d'autres soutenant leur reconnaissance de façon plus également répartie, notamment vis-à-vis des jeunes de milieux défavorisés risquant, par le poids des inégalités sociales et des mécanismes de discrimination existants, d'entretenir un rapport négatif à toute expérience faiblement doté de capital symbolique. La réflexivité est ici soutenue sous un angle particulier : celui de la revisite biographique (notamment des expériences professionnelles que l'on imagine précaire ou les expériences associatives) par une grille de lecture utilisant les soft skills comme un outil pourvoyeur de légitimité à l'individu, cherchant à égaliser les titres et leur prestige. Pour autant, cette même réflexivité peut conduire, au-delà de l'aide à la déconstruction des codes sociaux et à l'adaptation à des environnements sociaux différents de ceux de son milieu d'origine, à renforcer la mise en conformité des individus au point de contribuer, in fine, au renforcement d'un système inégalitaire par l'intégration plus « efficace » de jeunes issus de milieux défavorisés. Ceci pose en creux la question des univers privilégiés ou dénigrés par les orientations sous-jacentes aux politiques publiques d'intégration de la jeunesse généralement associées à la notion d'engagement.
Alors que les soft skills ont pris une grande importance dans les politiques publiques institutionnelles mais qu'elles restent encore largement ignorées des publics censés les travailler « plus que les autres », il s'agit de savoir sous quelles conditions ces notions peuvent faire l'objet d'une réappropriation sémantique mais également d'un investissement en vue de leur développement et de leur valorisation dans les démarches d'insertion sur le marché de l'emploi, et de comprendre pourquoi certains programmes associés aux soft skills peuvent rencontrer des succès opérationnels mais socialement limités. Il s'agit alors de comprendre, plus précisément, comment s'insèrent et opèrent les réflexions et les dispositifs mobilisant la réflexivité des bénéficiaires, afin de saisir jusqu'à quel point celle-ci peut être opérante dans une trajectoire (provisoirement) ascendante comme dans une expérience particulière.
Cette communication s'appuiera sur une revue de la littérature autour des politiques publiques et des dispositifs promouvant le développement et la valorisation des compétences transversales ou soft skills auprès des catégories dites « jeunes », avec une attention particulière à la mise en forme de référentiels de compétences associés à leur employabilité, ainsi que sur l'analyse de deux types de matériaux empiriques principaux : d'une part, l'analyse de l'utilisation par des jeunes issus de milieux populaires d'une plateforme numérique destinée à la prise de conscience, au développement et à la valorisation des soft skills et, d'autre part, les données provisoires d'une étude de mesure d'impact du programme d'accompagnement associé à cette plateforme, dans le cadre d'une expérimentation soutenue par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT, ex-GGET).
Bibliographie :
Bauvet Sébastien (2021), « Les soft skills, un cas d'institutionnalisation par la bande », Nouvelle Revue de Psychosociologie, 2021, n° 30, à paraître
Bauvet Sébastien (2019), « Les enjeux sociaux de la reconnaissance des compétences transversales », Éducation permanente, mars 2019, n° 218, p. 11-20
Theurelle-Stein Delphine, Barth Isabelle (2017), “Les soft skills au coeur du portefeuille de compétences des managers de demain », Management & Avenir, 2017, vol. 5, n° 95, 129-151