DYMYTROVA Valentyna - Sciences de l'information et de la communication, Université Lyon3, ELICO (EA 4147) ....ARNOULT Audrey - Sciences de l'information et de la communication, Université Toulouse3, ....LERASS (EA 827)
Notre contribution entend étudier la façon dont les politiques publiques intègrent les jeunes, en tant que co-créateur, dans la conception de politiques de prévention à destination de ce même public. Nous nous intéressons plus précisément aux campagnes de prévention du binge drinking. Si l'alcoolo-dépendance est considérée comme une maladie depuis les années 1950, elle concerne alors principalement les adultes. Il faut attendre les années 2000, pour que l'alcoolisation des jeunes devienne un problème de santé publique et donc, un objet de la biopolitique. Rappelons que, la biopolitique foucaldienne ne cherche pas à punir un sujet ou à corriger un individu mais à réguler les phénomènes collectifs susceptibles d'affecter la population (Foucault, 1978-1979, 2004). Les mesures préventives des politiques de santé publique relèvent de ces mécanismes de régulation. L'existence d'une politique de santé publique relative à l'alcoolisation juvénile est relativement récente. Plusieurs mesures législatives - la loi HPST de 2009 et la loi de modernisation de notre système de santé de 2016 - ont renforcé la protection des mineurs d'une consommation excessive d'alcool. En outre, des mesures spécifiques ont été prises concernant le binge drinking. Ce terme s'est imposé dans les années 2000 dans les champs scientifique, médiatique et politique pour désigner une alcoolisation excessive et rapide, visant l'état d'ivresse, chez les jeunes. Cette conduite - qui s'inscrit dans un contexte festif, entre pairs, à un âge de construction identitaire - témoigne parfois d'un profond mal-être et peut avoir de graves conséquences sanitaires, à la fois sociales et individuelles. En parallèle, on assiste à une mise en visibilité des pratiques d'alcoolisation des jeunes sur Internet et via les réseaux sociaux. En effet, les objets connectés leur permettent d'enregistrer et de diffuser des photos et des vidéos de leurs pratiques d'alcoolisation.
Nous voulons questionner les campagnes de prévention sur les risques du binge drinking, qui s'inscrivent au sein des politiques de santé publique juvéniles. En effet, les modalités d'élaboration de ces campagnes ont évolué, laissant de plus en plus de place aux jeunes. Ainsi, le « public jeune » devient partie prenante de la construction du dispositif de prévention.
C'est dans ce contexte institutionnel que s'ancre notre analyse des campagnes de prévention du binge drinking, lesquelles mobilisent les nouvelles technologies de communication en tant qu'outils de création et/ou de diffusion de ces campagnes. Ancrée dans la perspective info-communicationnelle, notre communication mobilise les travaux dédiés à la communication en matière de santé qui l'envisagent comme un instrument de régulation des conduites des individus (Berlivet 2004, Grison et Jacobi 2010, Ollivier Yaniv, 2010, de Oliveira, 2012). Cela nous amène à inscrire cette recherche plus largement dans une réflexion sur la biopolitique contemporaine dans la lignée des travaux de Didier Fassin et Dominique Memmi. En effet, « en matière de santé publique, le recours à la communication s'inscrit dans un renouvellement des modalités de contrôle des comportements caractéristique de la biopolitique, définie comme mode de gestion des vivants en relation avec les besoins de la production, constitutive du néolibéralisme » (Ollivier Yaniv, 2012). Nos analyses cherchent à montrer dans quelles mesures les campagnes de prévention constituent un instrument de la biopolitique, s'il s'agit d'une biopolitique déléguée (Memmi, 2004 : 136) qui fait appel à la rationalité de l'individu/consommateur et comment s'effectue la normalisation des pratiques d'alcoolisation adolescentes.
Notre méthodologie s'inscrit dans le modèle théorique de l'analyse sémio-pragmatique qui « s'intéresse aux contraintes qui régissent la construction des actants de la communication et à la façon dont ils sont conduits à produire du sens » (Odin, 2011 : 21). Ce modèle permet de décrire les caractéristiques d'un mode discursif et d'étudier la relation du spectateur au spot audiovisuel à la fois du point de vue d'un univers de référence, de l'énonciation et de l'argumentation. La grille d'analyse prend en compte les procédés énonciatifs, rhétoriques et argumentatifs (Bonhomme, 2005 ; Dymytrova, 2013 ; Meunier & Peraya, 2004) qui se manifestent à différents niveaux de la production du sens : iconique, profilmique, diégétique et plastique (Hanot, 2001). Cette grille d'analyse est utilisée pour répondre aux questions suivantes :
- Quelles représentations du binge drinking se dégagent des campagnes publiques de prévention mises en place en France ?
- Quels procédés énonciatifs et rhétoriques caractérisent ces campagnes de communication ?
- Par quelles stratégies communicatives les campagnes cherchent-elles à infléchir les comportements des jeunes.
Notre analyse s'appuie sur un corpus de 14 spots audiovisuels, co-produits par les institutions françaises et les jeunes et diffusés sur Internet entre 2010 et 2014. Plus précisément, nous étudions 8 épisodes de la websérie « Esquive la tise », à destination des jeunes de 14 à 18 ans, réalisée par l'INPES et diffusée sur Youtube en 2014 ainsi que 6 vidéos récompensées lors de deux concours institutionnels. Le premier a été organisé par la mairie de Paris, en 2010. Des jeunes devaient produire des spots pour une campagne intitulée « The binge. Trop boire, c'est le cauchemar » , diffusée sur Dailymotion et Youtube. Le deuxième concours a eu lieu en 2012 à l'initiative de la secrétaire d'État à la Jeunesse et à la Vie associative. Les spots ont été réalisés par les élèves de l'École des métiers du cinéma et de la télévision et diffusés sur Dailymotion, Youtube et sur les chaînes télévisuelles du groupe M6.
Nous montrons que les spots analysés insistent sur la dimension excessive de la consommation de l'alcool, mettent en scène la transformation du corps et construisent les figures du choix rationnel et de l'individu responsable. La biopolitique est ici effectivement déléguée à une institution de prévention (INPES), à un acteur territorial (Mairie de Paris et Secrétariat d'État à la Jeunesse) et aux jeunes engagés dans la co-création des spots. À un autre niveau, cette délégation concerne aussi le consommateur mis en scène dans la websérie et/ou le destinataire dans les autres spots. Les institutions n'endossent plus le rôle de figures autoritaires qui veulent contrôler les pratiques juvéniles. Elles choisissent des porte-paroles dans la websérie ou lancent des concours de création de spots par le public auquel il s'adresse. Ces concours peuvent être perçus comme une certaine reconnaissance de l'agentivité de ce public, au sens de capacité à agir de façon compétente et raisonnée pour prendre en charge son propre corps (Lang, 2011). Toutefois, la créativité des adolescents reste en réalité limitée par le cadre, le thème et le registre imposés par l'institution.
Bibliographie :
Arnoult, A. (2011). La médiatisation des troubles liés à l'adolescence dans la presse quotidienne nationale française (1995-2009) (Thèse de doctorat en Sciences de l'Information et de la Communication). Université Lyon 2.
Berlivet, L. (2013). Les ressorts de la "biopolitique" : "dispositifs de sécurité" et "processus de subjectivation" au prisme de l'histoire de la santé. Revue d'histoire moderne contemporaine, 60, 97-121.
Bonhomme, M. (2005). Pragmatique des figures du discours. Paris : Champion.
Dymytrova, V. (2013). La construction sémio-discursive de l'émotion dans la presse écrite. Dans B. Vacher, C. Le Moënne & A. Kiyindou (éd.), Communication et débat public : les réseaux numériques au service de la démocratie ? (p. 203-211). Paris : L'Harmattan.
Fassin, D. & Memmi, D. (2004). Le gouvernement de la vie, mode d'emploi. Dans D. Fassin & D. Memmi (dir.), Le gouvernement des corps (p. 9-33). Paris : EHESS.
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Grison, P. & Jacobi, D. (2010). Manger au moins cinq fruits et légumes par jour : savoirs et discours sur les effets bénéfiques de l'alimentation sur la santé. Dans H. Romeyer (éd.), La santé dans l'espace public (pp. 79-89). Rennes : Presses de l'EHESP. https://doi-org.ezscd.univ-lyon3.fr/10.3917/ehesp.romey.2010.01.0079"
Hanot, M. (2001). Télévision. Réalité ou réalisme : Introduction à l'analyse sémio-pragmatique des discours télévisuels. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.
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Memmi, D. (2004). Administrer une matière sensible : conduites raisonnables et pédagogie par corps autour de la naissance et de la mort. Dans D. Fassin & D. Memmi (dir.), Le gouvernement des corps (p. 135-154). Paris : EHESS.
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Odin, R. (2011). Les Espaces de Communication Introduction à la sémio-pragmatique. Grenoble : PUG.
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Ollivier-Yaniv C. (2010). « L'action publique contre le tabac : paradoxe discursif et enjeux politiques de la communication institutionnelle ». Dans H. Romeyer (dir.), La santé dans l'espace public (pp. 68-78). Rennes : Presses de l'EHESP.
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